traquenard ft. charmant & milky

Leur journée est réglée comme sur du papier à musique. Prince ne se souvient pas si, avant, sa vie était aussi organisée. Il en doute un peu, cette routine ne lui semble pas naturelle, mais leur situation entière ne lui semble pas naturelle, alors il ne s'étend pas sur sa sensation.
Il suit simplement le mouvement pour l'instant, tente de s'habituer, espère retrouver une partie de lui dans des gestes anodins. Peine perdue, mais il ne réalise pas. A la place, il se concentre sur un événement prometteur, quelque chose qu'il a prévu avec Milkshake.
Lunettes fait parti du quartier Sud, comme eux, mais dort dans un autre bloc. Ils le voient pourtant lors des repas, et parfois un peu lors des temps libre, mais le bougre est discret et sait se faire oublier. Enfin pas totalement. Prince s'inquiète. Il n'a pas assez de concentration pour se rappeler qu'il s'inquiète souvent de ne pas le voir par moment, mais Milkshake le lui a rappelé, puis lui a proposé un plan.

Ils n'ont pas hésité longtemps avant de le mettre en place, et si Prince s'est installé à une table avant Lunettes, ça ne l'empêche pas de l'observer arriver et s'installer – sans surprise – en retrait des autres. Va-t-il bien ? Même pour lui, la question sonne un peu vide. Il touille un peu son repas avant de se relever sans attendre Milkshake – il les rejoindrait probablement plus tard, il valait peut être mieux ne pas arriver à deux de toute manière – et de se diriger vers la table du solitaire.
Ils ne se connaissent pas depuis longtemps mais ça ne l'empêche de l'interpeller avec enthousiasme. « Hé ! Lunettes ! ». Sa voix est forte, joviale, porte loin dans la cafétéria alors qu'il fait nonchalamment glisser son plateau sur la table et qu'il s'assoie près – trop près – de sa victime.

Bien sûre que la notion d'espace personnel lui dit quelque chose, mais c'est un concept dont le fondement lui échappe pourtant cruellement. Son coude heurte par mégarde celui de Lunettes et il laisse échapper par réflexe une excuse. Une maladresse – heureusement bénigne – qui ne le fait pas s'éloigner pour autant. « Tu manges tout seul ? Ca ne te dérange pas que je m'assieds avec toi, j'espère ! ». Pas vraiment une question, il ne compte pas réellement bouger. Milkshake craignait d'être brusque, Prince aussi, mais leur définition du terme n'est clairement pas la même.
Ce dernier prend une bouchée trop enthousiaste de son repas, mâche bien trop vite et manque de s'étouffer en avalant.
Ce ne l'empêche pas de tenter de parler juste après malgré la toux qui menace.

« On ne t'entend pas beaucoup tu sais ? » le ton est néanmoins plus doux que précédemment, la voix moins forte, ils sont juste à côté après tout. Raclement de gorge pour éliminer les restes de sa dernière bouchée. « Je m'inquiète un peu, pour être honnête » admet-il de but en blanc « Notre situation actuelle étant... Ce qu'elle est-... » sa phrase reste en suspens alors que sa fourchette remue en rythme avec ses pensées. Il prend un temps, pose un regard sur le brun, esquisse un sourire qui se veut bienveillant « Lunettes ! Tu n'es pas tout seul ici, tu sais ? Si tu as besoin de parler à... A quelqu'un qui ne fasse pas partie du personnel d'ici, tu peux nous parler à nous ! »
Docteur Joanie est gentille, lui semble-t-il. Lui parler est agréable, parfois. Mais rien ne change le fait qu'elle ne soit pas dans leur situation, ni même dans leur camps. Prince n'en est pas sûr, mais il pense que c'est plus rassurant d'expliquer ses ressentis à des gens qui vivent la même chose que lui.

Il est en revanche convaincu que tout garder pour soi est une mauvaise idée. Une idée qui mènerait à une implosion, probablement. Alors il ne lâche pas Lunettes des yeux, n'efface pas son sourire, puis de nulle part, il reprend « Au fait, j'oublie mes manières ! Bon appétit, Lunettes ! »

C'est presque s'il ne laisserait pas échapper un rire. A la place, ses yeux quittent enfin la silhouette de son voisin de table et s’échinent à scruter la cafétéria et ses occupants, à la probable recherche de Milkshake.

Il y a, dans le sourire de Lunettes, quelque chose de distant. Quelque chose qui fait tiquer Prince mais qui ne le décourage pas. Il se rassure comme il peut, Lunettes est timide, voilà tout, quelques minutes ensemble et une conversation légères auraient tôt fait de le détendre. C'est ce qu'il pense, il en est convaincu.
Et fort de ses convictions, il remarque enfin Milkshake s'approchant vers eux. Plus pour la forme que parce qu'il y en a réellement besoin, Prince esquisse un geste dans sa direction, autant un salut qu'une manière de se faire remarquer dans le doute que l'autre homme ne les ait pas remarqué. Fort peu probable.

Prince accueille son complice d'un sourire, remercie les 'bon appétit' lancés et se décide à nouveau à faire honneur à son repas avec entrain. Le régime alimentaire qu'on leur fait suivre pour le moment ne lui déplaît pas particulièrement, mais encore une fois, il ne se souvient pas réellement si c'était quelque chose qu'il aimait... Avant.
Pour autant, il ne s'attarde pas trop sur cette pensée, la balaye d'une bouchée généreuse et se concentre sur ce qui est dit. Milkshake s'excuse sur son insistance – que devrait dire Prince s'il avait seulement conscience de son comportement ? –, Lunettes répond d'un ton morne que tout est oublié. Le commentaire arrache une mine perplexe à Prince qui pose un regard sceptique sur lui avant d'en tourner un plus confus vers son complice.

'C'est pas gagné' semble-t-il vouloir lui faire parvenir d'une petite moue discrète.
Lunettes ne lui donne pas beaucoup de matière à rebondir. Il évite son regard, se concentre sur son assiette sans avoir l'air particulièrement enjoué à l'idée de manger et ses réponses sont toutes fermées.
Cependant, hors de question de se rendre, de le laisser s'isoler, se couper des autres. L'espace d'un instant, Prince se demande si, dans une autre situation, il aurait laissé Lunettes tranquille. Il n'en sait rien, ne s'attarde pas.
Le silence l'angoisse facilement, d'autant plus lorsqu'ils sont nombreux et qu'il ne devrait pas avoir lieu d'être. Alors il attend poliment quelques secondes que quelqu'un dise quelque chose, et lorsqu'il décide que ça ne vient pas assez facilement, il se jette à l'eau.

« Au fait ! L'un de vous a déjà jeté un œil à notre foyer commun ? Je suppose que oui. » il mâche une bouchée, avale avant de poursuivre. « Il y a quelques musiques sympas, et pas mal de livres ! Je n'ai pas encore tout regardé mais-... ». Prince s'arrête, fait mine de réfléchir, cherche à donner une direction plus concise à sa phrase. « On a quartier libre après le repas, on pourrait en profiter pour y jeter un œil, tranquillement ? »
Son regard se pose un instant sur Lunettes avant de chercher l'appui de celui de Milkshake. Si Prince ne réalise pas la lourdeur de son comportement, il comprend au moins que tout le monde n'est pas aussi intense que lui. Passer un moment dans le foyer commun lui semble un bon compromis pour ne pas trop bousculer leur camarade tout en apprenant à faire connaissance.

« Qu'en dites-vous ? »

Première vraie question qu'il pose. A celle là au moins, il laisse le temps d'y répondre. Un miracle.