Boire la tasse — Abysse

À peine éveillé au sein de ce mystérieux complexe, Sodado a déjà la désagréable sensation d'avoir été fiché comme un élément à problèmes. Pour une raison qu'il n'a pas bien compris, on l'a foutu en isolement. Le premier depuis l'arrivée de son groupe de ce qu'il a vaguement compris. Pendant ces trois jours de torture il a bien eu le temps de cogiter toutes les paroles de ce type qu'on appelle Michel tout en se demandant si c'est réellement la première fois qu'il rencontre cette Joanie car elle semblait décidément mal à l'aise lors de leur dernier entretien. Bien entendu, ça c'était quand il n'était occupé à ne pas se noyer.

Au début il s'est contenté de s'appuyer contre le mur en se disant que sûrement l'eau allait s'arrêter. On ne peut pas le tuer aussi vite. Sûrement qu'il doit avoir tout un tas de données intéressantes à fournir. Mais l'eau a continué à couler. Encore et encore. Plic ploc plouf. Il a perdu les pieds. Et puis ensuite il a perdu la tête.
Dans un bref éclair de lucidité, il a déduit qu'il savait non pas seulement flotter mais nager. Nager oui.
Puis au bout de longues heures passées à tenter de calculer combien de temps s'était écoulé par rapport au débit et au niveau de l'eau puis à se dire qu'il n'était définitivement pas scientifique dans sa première vie, il s'est instinctivement recroquevillé sur lui-même pour conserver de la chaleur. Tiens. Réflexe de survie. Où a-t-il appris cela ?
Mais le premier jour n'était pas le plus terrible, non, le pire a été le troisième quand quelque chose est entré. Peut-être que s'il avait pu fermer l'oeil plus de trente secondes sans craindre de perdre la bouée qu'on a fini par gracieusement lui donner, Sodado aurait pu garder un semblant de sang froid. Peut-être que s'il n'y avait pas ce bourdonnement constant dans sa tête, les rires, les applaudissements, ce bruit métallique et terrifiant, inconnu et pourtant familier, que Sodado aurait fait l'effort d'attraper les bouteilles et la nourriture qui sont tombés depuis la trappe. Mais non. Ça a été un troisième jour passé à fixer ses pieds avec des yeux révulsés par la terreur, cherchant désespérément ce qu'il y avait au fond de l'eau, à avoir les mains tremblantes et glissantes sur la bouée, à balbutier sans voix des prières et des jurons. Jusqu'à ce que tout s'arrête et qu'on ne vienne le délivrer.

Autant dire que 48h après avoir retrouvé sa toute relative liberté, Sodado fait pale figure. Il traine des pieds l'oeil amorphe, les doigts tremblants, l'air sombre dans les bâtiments. Il n'a pas adressé la parole à un seul autre de ses compagnons d'infortune, pas même pour leur dire ce qu'il s'est passé. C'est chacun pour sa peau. Et qui sait s'ils sont eux aussi de véritables patients, cobayes ou candidats ?

L'homme appuie une paume contre la glace froide du couloir. Un frisson le parcourt. Il lui semble sentir encore la caresse étouffante et glacée de l'eau glissant sur son corps. Mais un détail l'arrête : il porte une alliance. C'est comme s'il la portait depuis tellement longtemps qu'il ne l'avait jamais remarqué ni même senti auparavant. Mais alors qu'il se penche, yeux plissés pour observer la bague, un mouvement derrière la glace le fait sursauter. Il se recule brusquement et regarde avec un air absolument horrifié le paysage derrière la vitre : un ensemble sous-marins peuplés de poissons colorés et de requins zigzaguant entre les coraux. C'est une blague pas vrai ? Les cheveux à l'arrière de sa nuque se hérissent. Son coeur s'affole. Il coule. Il n'arrive plus à respirer. Ça va recommencer. Encore. Et encore. Et encore.

▬ NON ! S'exclame-t-il brusquement en faisant demi-tour, s'apprêtant à revenir sur ses pas et à s'échapper de cet enfer quand son grand corps vient se heurter à quelque chose. Ah ! Qu'il lâche en bondissant à nouveau en arrière, toujours l'angoisse se lisant sur son visage.

Comme si un grand gaillard comme lui était supposé avoir peur de la petite qu'il vient de percuter de plein fouet...