Bulle court, ses poumons la brûlent, brasier ardent le long de sa gorge jusqu’à sa poitrine, ses cheveux fouettent son visage et se collent à ses joues, algues fatiguées le long d’un océan de larme. Elle ne sait pas si elle pleure de soulagement, de peine, de peur ou bien à cause du vent qui frappe sa cornée.

Elle ne veut pas s’arrêter, ne peut pas, ne pourra plus jamais cesser de courir. Ses muscles la portent aussi loin qu’ils le peuvent, la lâchant parfois, elle trébuche, se rattrape sur ses mains qui sont maintenant un parterre de cailloux. Elle sert les poings, saigne, elle a besoin de se sentir vivante, de voir son sang couler le long de ses poignets.

Elle ne sait même pas comment elle se souvient des mouvements que ses cuisses et ses mollets doivent faire pour courir, elle est en automatique, sa poitrine se soulève, sa jambe gauche se déploie, elle saute, elle expire, elle touche le sol, elle s’arrête de respirer. Le monde est en suspend, le décor s’immobilise, des arbres, la lune, les étoiles, une photo magnifique qui l’englobe, l’entoure, deuxième foulée, elle brise la scène.

Bulle fuit. Fuit. Fuit. Fuit. Aussi loin qu’elle le peut, adieu. Adieu. Adieu. Adieu.

Elle plisse les yeux sous le poids de la lumière aveuglante. Son premier réflexe est de fermer les yeux, empêcher les dagues lumineuses de crever ses iris sombres, à l’image du fond de sa boite, enfermée dans l’armoire. Mais elle s’en empêche, la vue est trop belle, trop impressionnante pour qu’elle puisse ne serait-ce que détourner le regard.

Elle voit, à travers le voile humide de ses larmes, du vert, du jaune, et toutes les autres couleurs qu’elle a essayé de se remémorer au fil des années dans sa tête quand c’était trop dur et que ça lui manquait trop.

Les objets sont flous mais ce n’est pas grave. Elle ce qui lui plait, ce sont ces nuances de bleu dans le ciel qui s’entrecroisent comme deux amoureux dansant un slow. Elles embrassent voluptueusement les vaporeux nuages blancs, d’un blanc douloureux, comme des trous sur une feuille blanche. Et ensembles, ils surplombent un océan de pigments verts et marrons qui semblent s’affronter dans un duel singulier. Ou peut-être sont-ils en totale paix et Bulle ne cherche qu’a transposer sa réalité sur la Nature qui l’entoure ?

Bulle est émerveillée. C’est magnifique. Elle tente d’en profiter au maximum avant qu’ILS rentrent, qu’ILS viennent écraser ce concentré de calme, ces tâches colorées qui parsèment son regard, comme un tableau de Monet.

Les gens ne comprendront-ils jamais la beauté du monde qui les entoure ?

Bulle a un chat, elle ne sait pas d’où il vient, ce qu’il fait là et pourquoi il ne cesse de la suivre mais elle l’aime. Petite boule de poils noirs qui se perche sur son épaule et caresse sa tête contre la sienne. C’est le seul contact qu’elle apprécie et accepte. Elle l’a surnommé Ombre.

Aidez-moi, aidez-moi, je vous en supplie, je suis seule, seule, seule, seule, aidez-moi,…

Refrain incessant dans son esprit, qui résonne, se cogne, accélère, craque, continue, camoufle les pleurs continuels, les soubresauts de douleur qui parcourent son corps. Ses mains, si ce sont encore ses mains, elle ne sait plus ce qui lui appartient et ce qui ne fait pas partie d’elle, tout semble l’abandonner, la chaleur, la joie, la lumière,…

Tout est éteint, elle est dans le noir, recroquevillée, elle griffe ses genoux, ou peut-être ne sont-ce pas ses ongles qui tentent d’arracher la douce peau d’une jointure qu’elle ne reconnait pas. Ses sens s’entremêlent, forment un amalgames incohérent, un brouillard qu’elle tente de déchiffrer. Elle goute le froid de sa transpiration, acier qui perfore sa langue brutalement et qui s’agrippe à ses sens, la malmène.

La douleur se profile, éthérée, presque scintillante dans l’air, comme une douce présence qui caresse son visage tandis qu’une goutte de sueur coule le long de son dos, liquide brûlant, métal fluide qui embrase sa colonne vertébrale, disloque un à un ses vertèbres saillants, détruit sa peau.

Elle hurle peut-être, ou sont-ce ces membres courbaturés qui n’ont eu droit à aucun moment de répit. Elle ne sait de toute façon même plus si elle arrive à emmagasiner assez d’air dans ses poumons pour pouvoir crier, elle ne sait plus. Entre ces quatre murs qui enferment son esprit et son corps, cette boîte enfouie dans les décombres d’une ancienne armoire, elle ne peut qu’attendre qu’ils partent, pour pouvoir enfin respirer l’air âcre de sa maison. Si celle-ci lui appartient…

Elle est ravie, elle se sent libre, légère comme une plume, elle peut presque se sentir s’envoler si elle plisse suffisamment fort les yeux.